Suite 1 chapitre 1 du roman à suivre 'Les pages déchirées'
Sur le chemin de la Place Saint-Sernin, dans une petite place verte
derrière la place du Capitole, alors que les rues commençaient à
grouiller de voitures et de jambes alertes, que les ombres de la nuit
laissaient définitivement place au voile d'or du jour, il s'arrêta
devant une « scène de vie » : un vieux monsieur assis sur un banc en
train de donner du pain aux pigeons et non loin, prêt d'un trio de
ronds-troncs, un rouge, un bleu et un plus petit jaune, un jeune couple
se chamaillant. Greendle se posa discrètement dans un point de vue qui
lui permettrait de capturer l'orage fugace au sein de ce qu'il
appellait le « kitsch toulousain » puis, après avoir appuyé sur le
déclencheur, s'approcha du monsieur comme si de rien n'était, ou
presque. D'un regard en coin, il vit un dernier éclair briser les cieux
du couple. Ils devinrent deux personnes s'en allant dans une direction
différente, du moins sur l'instant. Un peu honteux de son délit
d'image, il adressa un sourire pincé à Gustave sur qui il reporta toute
son attention. Il se présenta à son tour et lui demanda permission de
prendre quelques photographies de son « occupation nourricière ». Après
explication de la destination des clichés, du fait qu'il les prendrait
de manière à ce qu'on ne le reconnaisse pas, il se mit à l'oeuvre, se
focalisa sur le geste, les pigeons, les miettes. Une fois assez
satisfait, il remercia son mannequin d'une poignée de mains et remit un
pied devant l'autre.
Le long de la rue du Taur il repensa à la dispute. Il se fit
un instant la réflexion qu'à trop rechercher la perfection on s'éloigne
de soi et des autres, il en débattit ensuite en son fort. Qui sait ?
Pas lui.
Il quitta ses pensées pour humer l'atmosphère. Bien vite, les
premiers étals se profilèrent parmi les fourmis matinales, au
croisement des pavés de la rue à moitié piétonne et de l'asphalte qui
en tapissait une autre. Le jeune anglais se mêla aux toulousains, aux
badauds, aux travailleurs en marche vers leur terrier, aux étudiants à
laboure sortant du Crous et courant vers leur bus, aux gens venus
simplement flâner de bonne heure. Il regarda sa montre. A l'instar des
pressés, il n'avait plus trop le temps de prendre son temps.
Arrivé sur la place, Greendle oublia presque aussitôt le monde
qui l'entourait. L'espace réservé au marché aux puces qui fleurait les
alentours de la basilique, débordant à peine sur les ruelles, la place
qui était meublée d'étals à auvents décorés de diverses marchandises,
de camionnettes, de « tablées » en hauteur et à même le sol
s'effacèrent dans ses noisettes verdâtres. Elles s'étoilèrent, se
tapissèrent de vieux parchemins, de livres décatis et de livres quasi
neufs, de livres faméliques et d'ouvrages volumineux, de couvertures
glacées et de recouvertes de cuir écornées à différents degrés.
L'amateur de littérature en tout genre en oublia même les marchands à
la sauvette en train d'alpaguer le premier badaud, le premier passant
venu. Plus discrets, des libraires assis au fond de leur siège
attendaient patiemment que l'on vienne à eux en lisant un bouquin.
Certains - les plus tardifs ? - s'occupaient à arranger la disposition
de leurs « trésors ».
Tout en effleurant des yeux les paysages lettrés qui offraient
leur surface, notre anglais commença à déambuler d'un pas nonchalant.
Il savourait cet instant qu'il ne tarda cependant pas à échanger contre
un autre. Une pancarte de fortune « Les plus grands auteurs du 19ème »
semblait lui faire de l'oeil. Il s'arrêta devant une pile dédiée aux
poètes.
- Bonjour monsieur ! salua le bouquiniste. Il poursuivit sans
attendre qu'un mot ne sorte de la bouche de son client potentiel. Vous
avez l'embarras du choix, que des chefs d'oeuvres !
- Bojour ! Est-ce que vos aïvez un Victor Hugo à me conseiller
? demanda Greendle avec son accent anglais tout en tournant la tête
vers son interlocuteur à qui il adressa un léger sourire. On me l'a
souvent conseillé pour parfaire maille culture sur votre littérature.
- Oh, un lord ! dit le vendeur avec une pointe d'humour. Oui !
J'ai, et on vous a bien conseillé. Enfin, vous voulez de la poésie ? ou
des histoires épiques ? questionna-t-il en commençant à manipuler les
livres. Quoi que je demande, mais de lui j'ai surtout des romans à
vendre...
- Hmm... Je... Des histoires alors ?
- Si vous voulez, la semaine prochaine je pourrai vous dégoter
un recueil de poèmes et un de ses plus grands classiques que j'ai vendu
il y a peu. Mais si vous avez les moyens, j'ai cette superbe édition de
L'Homme qui rit.
Sur la couverture il y a une magnifique héliogravure. C'est inspiré
d'un pan de l'histoire anglaise. Et ça tombe bien, vous êtes anglais si
je ne m'abuse ?!
Le bouquiniste lui tendit un volumineux livre tout de cuir
noir vêtu, il sentait bon le parchemin. Greendle hocha positivement la
tête, ses lèvres se fendirent en un fugace large sourire et il apprécia
le contact avant de prendre un air interrogateur.
- Vous m'avez dit si j'ai les moyens ? s'inquiéta Greendle.
Une brève négociation s'ensuivit puis, les deux parties
satisfaites des termes de la transaction qui tenaient en deux beaux
billets de vingt euros, il mit la main dans sa besace, paya, rangea,
salua et reprit sa déambulation. Il n'avait plus vraiment le temps, ni
l'argent, il continua néanmoins à chiner. D'autres merveilles lui
tendaient les pages et il ne voulait pas louper celle qui le ravirait.
Il enchaîna ainsi les étals des bouquinistes.
Différentes trouvailles, un livre sur les globe-trotteurs
d'une plume vagabonde, un d'un autre romancier célèbre, un sur une
pièce de théâtre d'un auteur-comédien tout aussi réputé, attirèrent son
attention... sans qu'il n'en fasse l'achat.
Dans un virage, alors qu'il avait presque fait le tour du
marché aux puces, de l'offre de ces vendeurs de vagues d'hier, de
voyages intemporels en périphérie, en long en large et au travers l'âme
humaine, et alors qu'il s'apprêtait à sortir son appareil photo pour
graver la place dans les octets, garder une trace des autres chineurs
qui brassaient les livres, les marchandises avec une conviction
proportionnelle à leur prix, c'est parmi un des rares vendeurs de
brocante non littéraire et non vestimentaire, le samedi étant plus ou
moins consacré aux livres et aux ajouts de « peaux », que Greendle posa
instinctivement ses yeux sur ce qui aurait pu être sa plus belle
acquisition du jour.
à suivre / to be continued
© Pascal Lamachère - mai 2008